Jusqu'à présent tous les êtres ont créé quelque chose qui les dépasse, et vous voudriez être le reflux de cette grande marée et retourner à la bête plutôt que de dépasser l'homme ?
(…) Le Surhumain est le sens de la terre. Que votre vouloir dise : Puisse le Surhumain devenir le sens de la terre !
Je vous en conjure, ô mes frères, demeurez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espérances supra-terrestres. Sciemment ou non, ce sont des empoisonneurs.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds, des intoxiqués dont la terre est lasse : qu'ils périssent donc !
(…) L'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus de l'abîme.
Danger de franchir l'abîme – danger de suivre cette route – danger de regarder en arrière – danger d'être saisi d'effroi et de s'arrêter court !
La grandeur de l'Homme, c'est qu'il est un pont et non un terme ; ce qu'on peut aimer chez l'Homme, c'est qu'il est transition et perdition.
J'aime ceux qui ne savent vivre qu'à condition de périr, car en périssant ils se dépassent.
J'aime ceux qu'emplit un grand mépris, car ils portent en eux le respect suprême, ils sont les flèches du désir tendu vers l'autre rive.
J'aime ceux qui n'ont pas besoin de chercher par-delà les étoiles une raison de périr et de se sacrifier, mais qui s'immolent à la terre, afin que la terre soit un jour l'empire du Surhumain.
J'aime celui qui ne vit que pour savoir, et qui veut savoir afin de permettre un jour que le Surhumain vive. C'est ainsi qu'à sa façon il veut sa propre perte.
J'aime celui qui œuvre et invente afin de bâtir un jour au Surhumain sa demeure et d'aménager pour sa venue la terre, l'animal et la plante ; c'est ainsi qu'à sa façon il veut sa propre perte.
J'aime celui qui aime sa vertu ; car sa vertu est volonté de périr et flèche de l'infini désir.
(…) Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. Je vous le dis, vous avez encore du chaos en vous.
Hélas ! Le temps vient où l'homme deviendra incapable d'enfanter une étoile dansante. Hélas ! ce qui vient, c'est l'époque de l'homme méprisable entre tous, qui ne saura même pas se mépriser lui-même.
Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme :
« Qu'est-ce qu'aimer ? Qu'est-ce que créer ? Qu'est-ce que désirer ? Qu'est-ce qu'une étoile ? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l'œil.
La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron ; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l'œil.
(…) Une clarté m'est apparue : ce n'est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons. Zarathoustra ne sera ni le berger d'un troupeau ni le chien du berger.
Je suis venu détourner du troupeau beaucoup de brebis. Il faut que la foule et le troupeau soient irrités contre moi ; Zarathoustra veut que les bergers voient en lui un brigand.
J'ai dit : les bergers ; mais eux se nomment les croyants de la vraie foi.
Voyez-les, ces bons et ces justes ! Quel est celui qu'ils haïssent le plus ? C'est celui qui brise leurs tables de valeurs, le brise-tout, le brigand ; or celui-là, c'est le créateur.
Ainsi parlait Zarathustra
Nietzsche