Ainsi parlait Zarathustra (Nietzsche)
(…) Tandis que je dormais, un mouton vint brouter la couronne de lierre sur ma tête ; et tout en broutant, il disait : « Zarathoustra n'est plus un savant. »
Ayant ainsi parlé, il s'en alla tout bouffi d'orgueil. Un enfant me l'a raconté.
J'aime bien m'allonger ici où les enfants jouent, le long du mur lézardé, parmi les chardons et les coquelicots rouges.
Pour les enfants et aussi pour les chardons et les coquelicots rouges, je suis encore un savant. Ils sont innocents jusque dans leur méchanceté.
Mais pour les moutons, je ne suis plus un savant ; c'est mon lot et je le bénis.
Car à la vérité j'ai quitté de moi-même la demeure des savants, et en claquant la porte.
Mon âme a trop longtemps jeûné à leur table ; je ne suis pas fait comme eux pour grignoter la Connaissance comme on casse des noix.
J'aime la liberté et le vent qui coure sur la glèbe fraîche ; j'aime encore mieux faire ma couche sur des peaux de bœufs que sur leurs honneurs et sur leurs dignités.
Je suis trop ardent, trop brûlé par mes propres pensées, souvent j'en perds le souffle. Il me faut alors aller au grand air, loin de toutes les chambres poussiéreuses.
Mais eux sont aussi au frais sous l'hombre fraîche ; ils ne veulent jamais être que des spectateurs et se gardent d'aller s'asseoir sur les degrés brûlés par le soleil.
Pareil à ceux qui s'arrêtent dans la rue, et bouche bée regardent les passants, ils sont là qui attendent et regardent, bouche bée, les pensées que d'autres ont inventées.
Dès qu'on les secoue, ils laissent échapper, malgré eux, un nuage de poussière, comme font les sacs de farine ; mais comment reconnaître dans cette poussière le grain de la félicite dorée des champs estivaux ?
(…) Mais, malgré tout, mes pensées se meuvent au-dessus de leurs têtes, et même si je me faisais porter par mes propres défauts, je me trouverais encore au-dessus de leurs têtes.
Car les hommes ne sont pas égaux. Et ce que je veux, ceux-là n'ont pas le droit de le vouloir.
Ainsi parlait Zarathustra
- Nietzsche